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mardi 3 août 2010

Jane Eyre, dans l'embrasure d'une fenêtre



Portrait de Charlotte Brönte, Peinture de Evert A. Duyckinck, basée sur un dessin de George Richmond, (source : wikipedia).


Une petite salle à manger ouvrait sur le salon ; je m'y glissai. Il s’y trouvait une bibliothèque ; j'eus bientôt pris possession d'un livre, faisant attention à le choisir orné de gravures. Je me plaçai dans l'embrasure de la fenêtre, ramenant mes pieds sous moi à la manière des Turcs, et, ayant tiré le rideau de damas rouge, je me trouvai enfermée dans une double retraite. Les larges plis de la draperie écarlate me cachaient tout ce qui se trouvait à ma droite ; à ma gauche, un panneau en vitres me protégeait, mais ne me séparait pas d'un triste jour de novembre. De temps à autre, en retournant les feuillets de mon livre, j'étudiais l'aspect de cette soirée d'hiver. Au loin, on voyait une pâle ligne de brouillards et de nuages, plus près un feuillage mouillé, des bosquets battus par l'orage, et enfin une pluie incessante que repoussaient en mugissant de longues et lamentables bouffées de vent.

Je revenais alors à mon livre. C'était l'histoire des oiseaux de l’Angleterre par Be[r]wick (1). En général, je m’inquiétais assez peu du texte ; pourtant il y avait là quelques pages servant d'introduction, que je ne pouvais passer malgré mon jeune âge. Elles traitaient de ces repaires des oiseaux de mer, de ces promontoires, de ces rochers solitaires habités par eux seuls, de ces côtes de Norvège parsemées d'îles depuis leur extrémité sud jusqu'au cap le plus au nord, « où l'Océan septentrional bouillonne en vastes tourbillons autour de l'île aride et mélancolique de Thull, et où la mer Atlantique se précipite au milieu des Hébrides orageuses. »

Je ne pouvais pas non plus passer sans la remarquer la description de ces pâles rivages de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle-Zemble, de l'Islande, de la verte Finlande ! J'étais saisie à la pensée de cette solitude de la zone arctique, de ces immenses régions abandonnées, de ces réservoirs de glace, où des champs de neiges accumulées pendant des hivers de bien des siècles entassent montagnes sur montagnes pour entourer le pôle, et y concentrent toutes les rigueurs du froid le plus intense.

Je m'étais formé une idée à moi de ces royaumes blêmes comme la mort, idée vague, ainsi que le sont toutes les choses à moitié comprises qui flottent confusément dans la tête des enfants ; mais ce que je me figurais m'impressionnait étrangement. Dans cette introduction, le texte, s'accordant avec les gravures, donnait un sens au rocher isolé au milieu d'une mer houleuse, au navire brisé et jeté sur une côte déserte, aux pâles et froids rayons de la lune qui, brillant à travers une ligne de nuées, venaient éclaircir un naufrage.

Chaque gravure me disait une histoire, mystérieuse souvent pour mon intelligence inculte et pour mes sensations imparfaites, mais toujours profondément intéressante [...].

Ayant ainsi Be[r]wick sur mes genoux, j'étais heureuse, du moins heureuse à ma manière ; je ne craignais qu'une interruption, et elle ne tarda pas à arriver. La porte de la salle à manger fut vivement ouverte.


Charlotte Brönte, Jane Eyre, Chap. I, trad. de Mme Lesbazeilles Souvestre, édition Ebook libres et gratuits.
Texte en anglais ici ou ici.

1) Thomas Bewick (et non Berwick), A History of British Birds, vol. II, History and Description of Water Birds, Memorial Edition, London, 1885, que l'on peut feuilleter ici.

1 commentaire:

  1. "Ayant ainsi Be[r]wick sur mes genoux" : http://tale-piecestheblogofthebewicksociety.blogspot.com/

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